Lettre d'un poilu

Portrait de Jean Déléage
Portrait de Jean Déléage

Le 3 août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Tous espérent que les hostilités seront de courte durée mais le conflit se prolonge. Cette guerre moderne, pour laquelle on met au point de nouvelles armes redoutables, durera quatre ans et laissera derrière elle des millions de morts et d'invalides, soldats et civils.

Les Archives départementales conservent des témoignages de cette sombre période. Aux archives administratives viennent notamment s'ajouter deux fonds privés dans lesquels on trouve des lettres de poilus : le fonds de l'Abbé Desroche, curé d'Iguerande (13 J) et le fonds de la famille Déléage (53 J).


Portrait de l'auteur de la lettre.
En 1914, Jean Déléage est marié, a 38 ans, est père de deux enfants et exerce la profession d'inspecteur de l'école primaire. Depuis le front, il envoie de nombreuses lettres à sa famille et, en retour, reçoit de leurs nouvelles. Ces lettres, conservées aux Archives départementales, portent en elles toutes les souffrances que la guerre fait endurer aux soldats et nous donnent également une idée des préoccupations quotidiennes de ceux qui sont à l'arrière.

Cette lettre a particulièrement retenu notre attention car elle présente un panorama très complet et réel de la guerre, avec le souci du détail. Sont évoqués : les conditions de vie des soldats (le temps, l'hygiène, l'équipement militaire, le repos, la nourriture) et leur état moral, le champ de bataille (la configuration des tranchées, le paysage bouleversé, les cadavres), les armes... L'auteur a pu minimiser la gravité des faits pour ne pas effayer ses proches mais aussi afin d'échapper à la censure.

A noter : Certains travaux d'André Déléage (1903-1944), fils aîné de l'auteur de cette lettre et historien bourguignon réputé, notamment pour ces recherches sur la Bourgogne au Moyen Age, sont également consultables sous la cote 53 J.

Fonds de la famille Déléage (53 J, ADSL)


Transcription conforme à l'original

Mercredi 29 septembre 1915
Ma chère Louisette,
Je t'ai promis, presque solennellement, de te dire la vérité ; je vais m'exécuter, mais en revanche tu m'as donné l'assurance que tu aurais les nerfs solides et le coeur ferme.
Je suis depuis ce matin dans des tranchées conquises depuis 2 jours, l'ensemble de ces tranchées et boyaux forme un véritable "labyrinthe", où j'ai erré 3 heures cette nuit, absolument perdu. Les traces de la lutte ardente y sont nombreuses et saisissantes ; et d'abord elles sont plus qu'à moitié détruites par l'ouragan de mitraille que notre artillerie y a lancé, aussi sont-elles incommodes et horriblement sâles malgré les réparations urgentes que nous y avons faites ; tout y manque : l'eau (propre ou sale), les boyaux, les latrines ; elles sont à moins de 200 mètres de la 1ère ligne ennemie, avec laquelle elles communiquent par des boyaux obturés ; elles sont parsemées de cadavres français et allemands ; sans presque me déranger j'en compte bien 20 figés dans les attitudes les plus macabres. Ce voisinage n'est pas encore nauséabond, mais il fait tout de même mal aux yeux ; ce matin, à 5 heures, nous arrivons mouillés et harassés, et j'entre dans le premier abri venu pour me détendre, j'avise une bonne planche, m'y étends, la trouve moelleuse, mais 5 minutes après je m'aperçois qu'elle fait sommier sur 2 cadavres allemands ; et bien, crois-moi, ça fait tout de même quelque chose, au moins la 1ère fois. On marmite fort tout autour de nous et vraiment c'est parfois un vacarme ; déjà je ne salue presque plus.
Le mal n'est pas là ; il est surtout dans le temps qui est affreux ; depuis 3 jours au moins, les rafales de pluie succèdent aux averses ; les boyaux sont des fondrières inommables, où l'on glisse, où l'on se crotte affreusement ; aussi suis-je sâle au superlatif, au moins jusqu'à la ceinture ; mes mains sont boueuses et les resteront jusqu'au départ ; mes souliers sont pleins d'eau ; heureusement le corps est sec, car l'air est presque froid et le ciel livide. Autour de moi les gens font une tête ! Il nous faudra beaucoup de patience et de moral.
Nous sommes coiffés du nouveau casque en tôle d'acier ; c'est lourd et incommode, mais cela donne une sérieuse protection contre les éclats de fusants et contre les ricochets, aussi le porte-t-on sans maugréer. Nous avons aussi tout un attirail contre les gaz asphyxiants. Mais nous serons mal ravitaillés : un seul repas, de nuit, qui arrivera froid le plus souvent ; et cela s'explique à la fois par la longueur des boyaux et par la difficulté de parcourir une large zone découverte.
A ce tableau un peu sombre mais véridique il convient d'ajouter deux correctifs ; d'abord nous aurons un rôle défensif, nous sommes chargés de mettre en état le secteur très bouleversé ; ensuite les Allemands contre-attaquent peu, par suite du manque d'effectifs et de l'état de leurs affaires en Champagne. Pour ces 2 raisons, il se pourrait très bien que nous n'ayons pas à les regarder dans les yeux ; c'est d'ailleurs le voeu unanime ici.
Ma lettre va t'arriver en pleine période de réinstallation et de soucis ; j'essayerai d'en prendre ma part de loin ; cela me distraira et me fondra un peu plus avec vous. Je te souhaite du calme et du courage pour triompher de ces petites difficultés.
Tu sais combien je t'aime et quels tendres baisers je t'envoie, partage avec nos chers petits.
(signé) Déléage
P.S. J'approuve absolument ta décision relative à la gentille offre de Catherine.

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