Génération 14-18 : à l'épreuve de la guerre

"Nous sommes une génération de fous"

Génération 14-18 : à l'épreuve de la guerre

"Nous sommes une génération de fous" par Ph. Guerry
"Nous sommes une génération de fous" par Ph. Guerry

L’expérience de la guerre marque profondément les soldats et leurs familles. Imposant séparation, éloignement, risque de mort, elle bouleverse les relations au sein de la famille et influe sur le rôle de chacun.

Dans ce contexte, les lettres aussi, au-delà de traduire les pensées, agissent et font évoluer les relations au sein de la famille.

Comme le démontre l’historien Christophe Prochasson, la guerre de 14 constitue « une étape importante dans la modernisation des relations de couple et au sein même des familles, caractérisée par l’autonomisation des sujets et l’affichage plus net des sentiments. »

Des relations familiales chamboulées

L'angoisse de Louise : " ma dernière illusion a dû encore tomber "

Le 11 octobre 1915, Jean et sa compagnie sont montés à l'assaut des lignes ennemies.

Mon Dieu que mon pauvre cœur a été bouleversé et angoissé en lisant ce matin la carte du 11 et ta lettre du 13. Ma dernière illusion a dû encore tomber car je m’étais imaginée que vous ne feriez pas l’assaut.

Comme pendant toute la guerre, c’est par l’envoi de nourriture, de vêtements, que Louise tente de calmer ses angoisses.

J’ai pleuré, j’ai tremblé mais je viens de retrouver un peu de calme en m’occupant de te faire le petit envoi de saucisson
  • Lettre du 20 octobre 1915 , Jean revient sur le grand chagrin éprouvé par Louise mais confirme son intention de tenir sa promesse et de continuer à lui « dire la vérité toute nue, fût-elle laide. »

Noël 1916 : " J'espère que tu partiras bientôt du vilain secteur où tu es "

Dans une lettre portée par un permissionnaire, Jean avait annoncé à Louise qu'il remonterait aux tranchées dans la Somme courant décembre et qu'il ne passerait pas Noël avec sa famille. 

Maurice, alors âgé de 9 ans, fait allusion à son absence en racontant sa journée de fête (enregistrement réalisé en 2014 pour la lecture théâtralisée "Un couple dans la tourmente").

Noël 1916 : "Elle nous apportera la paix, n'est-ce pas, cette année-là, et tu nous reviendra pour toujours ?"

Le même jour, André et Louise écrivent leur lettre de voeux à l'absent.

Malgré la mélancolie jetée en mon âme par la certitude de te savoir en tranchée, j'ai fait mon possible pour que ce jour apportât un peu de joie aux enfants.

Louise, chef de famille

En l’absence de son mari, Louise doit faire face à de nouvelles responsabilités, comme gérer les finances ou éduquer seule les enfants.
Elle apprend et s’affirme dans ce nouveau rôle. 

En décembre 1915, Jean en conclut sur une affaire de souscription à l’emprunt de guerre :

Te voilà vraiment chef de famille, apte à traiter toutes les questions ...C’est parfait, je n’aurais certainement pas fait mieux.

De la location de l'appartement de Bourges à l'utilisation des cartes de rationnement, des relations avec le vigneron de Mazilly à la livraison de pommes de terre, Louise s'occupe de tout.

Sans conteste et à l’image de bien des femmes françaises, Louise s’émancipe.

Jean et la guerre : le citoyen, le soldat et l'homme

En Belgique, février 1916

Il est trop tard pour vaincre d’un côté comme de l’autre.
Nous sommes une génération de fous, qui payons bien cher nos illusions d’avant.

Ci-dessous, Philippe Guerry, pas à pas avec les Déléage

Alsace, d'un spectacle à la crise du moral

En juin 1917, à Arches, Jean assiste à une séance donnée par le Théâtre des armées. Il en relate avec enthousiasme le contenu et le plaisir qu’il a ressenti :

J’ai écouté de toute mon âme.

Jean relie cet événement à ce qu’il analyse comme une nouvelle orientation du commandement militaire :

Pétain, suite à l’échec de la dernière offensive en Champagne, a senti l’urgente nécessité de reprendre l’armée en main et qu’il faut sérieusement compter avec le moral des troupes.

Il perçoit toute la dualité de cette politique : 

d'un côté des mesures de précaution et de répression pour enrayer les premières manifestations d'indiscipline ; de l'autre des dispositions plus humaines plus paternelles pour rendre la guerre supportable au troupier.

Introspection à l'unisson

" Un resserrement de l'âme "

L’impact psychologique de la guerre sur les soldats et leurs familles a été profond et durable.
A Jean de déclarer « Comment ne vous pétrirait-elle pas fortement, surtout quand son action s'exerce aussi longuement ? ».

Je suis amené à faire une révision des idées, des principes de conduite, des règles d'action sur lesquels je vivais jusqu'ici ; et cette révision devient peu à peu une lessive. 

Il en retire des principes de vie qui le mènent à « un resserrement de l’âme », où le bonheur de sa famille est prioritaire et qui lui font considérer le monde extérieur avec froideur et « égoïsme ».

Louise exprime la joie qu’elle a de se mettre à l’unisson de la pensée de son mari et de recevoir ses confidences.
Leur correspondance née de la contrainte des événements a scellé leur couple.
De cette nouvelle force « jaillira cette vie mieux remplie, ce bonheur plus conscient que nous avons entrevus ensemble. »

Les remparts, les refuges

Exprimer son amour

Le « petit carton », lettre du 1er mai 1917
Le « petit carton », lettre du 1er mai 1917

Le billet doux du 1er mai 1917

Jean et Louise échangent sur leur vie intime et leur relation amoureuse.

Dans ce petit mot du 1er mai, Louise réagit à la lettre du 26 avril 1917 dans laquelle Jean écrit des propos jugés par lui-même un peu « jeune homme » et conclut que cette période de séparation forcée a fait évoluer leur relation :

Tu as appris à te faire aimer, ou j’ai appris à t’aimer, ou les deux : au fond cela revient au même.

Le fil se prolonge et Jean dans sa lettre du 4 mai évoque avec satisfaction les émotions produites par ce « billet doux ».

Plus que jamais, tu es une tendre et bonne petite femme, à qui je dois, même de loin, de douces et profondes émotions.
Et puis ta lettre, brève et poétique, sur joli carton, a des airs de billet doux ; décidément, nous ne sommes pas encore vieillis ni déprimés : si tu savais combien cette constatation est tonifiante !

La photo du 7 août 1916

La photo du 7 août 1916
La photo du 7 août 1916
La photo du 7 août 1916
La photo du 7 août 1916
Louise
Louise
André
André
Maurice
Maurice

Dans la séparation, les photographies apportent une sorte de proximité virtuelle avec les êtres aimés.
Celle envoyée par Louise a été prise à Mazilly.

  • Dans sa lettre du 11 août 1916 , Jean réagit à l’envoi de la photographie de Louise et la description de ses impressions prend des formes de déclaration. La longue séparation et la possession d'un seul cliché de Louise vieux de vingt ans expliquent sa surprise :
Et voilà qu’aujourd’hui je te « découvre », littéralement.
Je n’ai presque rien à te dire, rien qu’un mot sur l’expression que tu as prise dans le groupe.
Je ne te l’avais jamais vue, et elle est indéfinissable ; tantôt j’y vois le visage d’une jeune fille qui s’efforcerait à être grave, tantôt celui d’une femme qui chercherait un demi-sourire. Et puis tes yeux regardent ! ils ne sont pas du tout jeune fille, tes yeux !
C’est curieux comme ta physionomie s’affirme avec les années.
D’ailleurs, tu es à un moment de la vie où les traits sont particulièrement nets et intéressants. C’est dit ?

Jean demande à Louise de faire réaliser son portrait par un photographe de Bourges et de le lui envoyer.
Cette pratique photographique au sein des familles a connu un développement exponentiel pendant la première guerre mondiale. 

Les enfants : l'avenir

Les lettres du jeudi écrites par les enfants permettent à leur père de connaître de quoi est faite leur vie.
En l'absence de Jean, la narration des activités quotidiennes - promenades, chamailleries - et le compte-rendu des résultats scolaires assurent le maintien des relations entre le père et ses fils.

Les lettres de mes petits continuent à être bien naturelles et très intéressantes ; ils sont gentils de penser à moi chaque jeudi et de me raconter en détail leur vie de vacances. 

" Un esprit sain dans un corps sain "

Jean le pédagogue, l’inspecteur de l’école primaire souffre de ne pas pouvoir suivre au jour le jour la scolarité de ses fils.
Il le fait donc à distance et ne tarit jamais de recommandations et de conseils.

Il insiste sur l’importance du jeu et de l’activité physique dans le développement intellectuel.

Dis-leur donc que je tiens à ce que, après chaque déjeûner et après 4 heures, on joue chaque jour au moins une demi-heure avant de se remettre au travail 

Soucieux de l'état de santé, toujours fragile de Maurice, son père entretient une correspondance avec son instituteur, M. Lucquet, qui lui rend compte mensuellement de ses résultats scolaires et de son état physique.

 

Mazilly : "L'ermitage"

Louise et les enfants passent leurs étés à la campagne dans la maison familiale de Mazilly.
Les amis, les parents les rejoignent dans ce lieu qui fait figure de refuge, "d'ermitage".

Jean, au front se plaît à penser et à imaginer ses proches dans la maison de Mazilly.

Le temps pour Maurice et André se partage entre activités au grand air, jeux avec les copains et devoirs scolaires. 

Tante nous amènera peut-être ce soir à la pêche. Nous irons un de ces jours aux grenouilles. Nous faisons peu de botanique ces temps.

Mazilly : Lieu de mémoire familial

Cette maison reste un lieu important dans la mémoire familiale.

Ce lieu était un lieu important, de retour aux sources, pour mon père.

Témoignage d'Emmanuel Déléage, arrière-petit-fils de Jean dans la maison de Mazilly, le 13 juillet 2017. 


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