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Jeudi 26 Avril 1917.

Ma petite Louise,

Je viens de relire ta lettre du 23 ; qu’elle ne m’apporte rien de saillant, elle n’en est pas moins la venue ; elle reste toujours le fait principal et le meilleur moment de ma journée ; et comme le service postal fonctionne très régulièrement, je suis relativement heureux.

Donc tout va bien à la maison, et le rhume de mon grand garçon est en décroissance ; tu as divorcé avec les pansements, avecsans regret je le conçois : je puis donc être bien sûr que tu es tout à fait guérie. Avec les soins qdont tu parlais avant-hier, ton état doit rapidement devenir excellent, et tes jolies rondeurs se réformer rapidement. Tu sais com j’aime les courbes blanches, et aussi qu’à ma prochaine permission nous aurons un vieil arriéré à « liquider » ; tu


acceptes cette redoutable échéance ? et tu trouveras encore dans ta garde-robe q.q. uns de ces jolis atours genre « Vie parisienne » qui parent si les grâces féminines ? – Ne sois pas trop surprise de mes propos un peu « jeune homme » ; il fait presque beau et tiède, le printemps finit par percer, et le printemps c’est l’éveil (tu te rappelles la chanson ?) Et puis, plus je roule ma bosse, plus que je constate que les petites femmes mignonnes et câlines sont rares : cela ne vous rend que plus précieuse celle qui vous attend. Et puis, encore, tu as appris à te faire aimer, ou j’ai appris à t’aimer, ou les deux : au fond cela revient au même.

A quoi servirait de ne jamais parler que raison ? de ne jamais oublier les réalités et les incertitudes ? J’en suis tellement saturé, que c’est un bonheur de leur échapper un moment ; elles


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gouvernent si complètement mes actes, que je puis leur dérober un peu de ma vie intérieure et provoquer chez toi un peu de cette réaction qui n’est au fond que de la jeunesse de cœur.

Nous sommes fort tranquilles ces jours-ci ; le secteur est au grand calme, nous n’entendons à peu près rien des bruits de la guerre ; la besogne n’est pas excessive, et le nouveau patron provisoire la rend plus aisée ; aucun bruit fâcheux pour nous ne circule. Aussi puis-je attendre sans impatience ni illusion les 2 réponses qui m’ont été promises : qui n’espère rien n’a pas à craindre les déceptions, et de plus en plus cette règle sera ma gouverne. Sans trop le dire, je jouis de me voir dans ce coin si tranquille, tandis qu’ailleurs c’est l’enfer pour tant d’autres ; c’est à croire qu’une bonne fée nous couvre de son aile, car il n’y a peut-être pas,


dans toute l’armée, 10 divisions qui n’aient pris part à l’une au moins des grandes attaques qui se sont succédées depuis 1915.

Tes petites histoires de beurre m’amusent ; figure-toi qu’un poilu d’ici en a envoyé 1 livre à sa femme à Nice ; coût : 6 francs, etsans avoir la certitude que le paquet arrivera ; ce n’est pas encourageant, et c’est d’ailleurs interdit. Depuis q.q. temps, notre cuisine est faite à la graisse de bœuf, on s’y habitue. Et puis vsavez des œufs à la coque ; à propos, ton sac de pommes de terre t’est-il parvenu ? réussiras-tu à te procurer à temps du combustible ? Nous sommes joliment heureux – nous, les poilus – de planer au-dessus de toutes ces petites misères de la vie matérielle ! Qu’en penses-tu ?

Au revoir, petite Amie chérie ; fais mes tendresses aux enfants.

Jean

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