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Jeudi 15 Mars 1917.

Ma Louise,

On commence à s’installer et à s’acclimater, bien que ce soit toujours un peu laborieux ; d’après mes premières observations, notre existence sera bien différente de celle que ns avons connue dans la Somme : les abris sont choses inconnues ici, on vit presque en plein air, fraternellement mêlés à la population civile. Celle-ci nous accueille d’ailleurs fort bien, malgré sa lassitude de la guerre, et sur ce point nous ne perdons pas au change en quittant le paysan picard ; naturellement il n’y a presque plus d’hommes, rien que des femmes et des kyrielles d’enfants ; du traditionnel costume, pas trace ; mais des visages graves et très réservés qui doivent cacher plus d’un drame intérieur, et dont l’enigme est très attachante : j’essayerai d’en déchiffrer quelque chose. Chose étrange au premier abord ; et qui chiffonne certaines illusions, nous pouvons parler avec les vieillards et les enfants, mais avec les adultes il est


presqu’impossible de se comprendre malgré la bonne volonté mutuelle. Et un poilu, réveillé toute la nuit par les bêtes, traduisait ainsi son trouble : les cochons grognent comme chez nous, les vaches beuglent comme les miennes, les ptiots « chialent » comme les miens, pourquoi les gens d’ici ne peuvent-ils parler comme nous ? Ce n’est pas si bête que ça en à l’air.- En somme, ce milieu est très nouveau, très attachant ; j’ouvrirai les yeux et les oreilles pour tâcher de le connaître, et je t’ecrirai ce qu’on peut en écrire.

Pourtant il pleut toujours ; tout est noyé dans la brume presque noire, qui s’entrouvre à peine pour laisser voir des champs de neige et des cimes noires de sapins ; quelle déception pour ceux dont la mémoire et l’imagination sont pleines des riantes peintures de René Bazin ! comme elle paraît grise, monotone et presque laide, la grande plaine que les légendes patriotiques et littéraires nous avaient faite si belle !


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on y patauge et on y grelotte presque autant que dans les Flandres ! cela vous paraît d’abord une sorte de tricherie, d’injustice ; puis la réflexion revient qui met tout au point, et on rit de ce mysticisme qui a failli vous cacher les plus évidentes vérités. Et si enfin on veut chercher la cause de ce premier désenchantement, on conclut : nos premières impressions romanesques sont plus puissantes parfois que nos raisonnements les plus solides, et à tout âge on a des moments d’enfant…

Je vais très bien, dors parfaitement dans un lit passable, et travaille beaucoup. Je lis des choses sérieuses et fort intéressantes qui feraient l’etonnement de mon cher Jean-Baptiste et jetteraient une douche très froide sur ses espoirs les plus judicieusement bâttis ; je les lui résumerai un jour, le plus proche possible….. ; mais d’ores et déjà je puis lui dire que les yeux les plus haut placés commencent à s’ouvrir aux réalités, et que le temps du bluff


et du « bourrage de crânes » parait bien révolu. C’est un progrès, je le constate non sans mélancolie.

Aucune lettre ne m’est encore parvenue, et en cela mon sort est commun à bien d’autres. On a fini de «la piler», les distributions redeviennent régulières et remplacent le singe ; on achète d’excellente bière à 0f,50 dont on s’accommode aux repas, le vin devenant rare et de plus en plus cher. En somme, en gros, on est bien. Donc, ne t’en fais pas à mon sujet.

Il ne me reste qu’à vous souhaiter bonne nuit à tous, et à t’envoyer mon tendre souvenir.

JDéléage

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