Transcription :
Le 14 juillet 1915
Ma chère Lisette,
Il est 10 heures, vs vs promenez à Moulins pendant que je pense à vous ; il fait beau aujourd'hui ici, je souhaite que tu aies egalement un temps clair : il fera moins sombre dans ton cœur de petite femme, et le voyage sera au moins un demi-plaisir.
Hier il ne m'a pas été possible de trouver un moment pour écrire, car nous sommes très occupés ; nous sommes allés prendre une douche à 8 km d'ici, et comme tous les Marocains avaient passé avant nous en semant leurs poux, la douche m'a dégoûté à l'avance et je me suis emparé d'une cabine de bain d'officier. Il faut apprendre à se débrouiller, cela joue un rôle immense en campagne.
Car nous sommes en campagne ; tout autour de nous, évoque la guerre : bicots, spahis, chasseurs, artilleurs, pontonniers, trains et autos blindés énormes convois et autres, tout cela défile sous nos yeux continuellement ; on se défie des taubes et on se cache par petits groupes ; le canon fait trembler les vitres ; on s’exerce à l’emploi des grenades. - Pourtant mon dépôt est à plus de 20 km de la ligne de feu ; il regorge de monde et les meridionaux y dominent ; la lutte se ralentit dans notre secteur et il se pourrait que nous restions en arrière plusieurs semaines. La vie ici est très acceptable : nourriture très abondante, vin presque à volonté, bœuf et mouton frigorifiés 2 fois par jour, bière et café à bon marché ; mais les moindres objets sont très chers. Comme ma compagnie occupe un petit village, ns sommes assez libres en dehors des exercices Par contre, le cantonnement est extrêmement sâle, je n’ai jamais vu village aussi sâle ; aussi n’ai-je pas hésité à louer une chambre [….lit] je dis une chambre, c’est une façon de parler bien prétentieuse ; une petite lucarne l’éclaire, le mobilier en est plus que sommaire, le lit
est tel que je n'ai pas encore osé regarder dedans, enfin je fais la chasse aux rats 2 ou 3 fois par nuit. Telle quelle, c'est un petit paradis en comparaison de la grange où j'aurais couché ; j’y suis tranquille, seul, pour me recueillir, penser à vous, vous suivre par la pensée et dormir ; je souhaite de la garder longtemps. J'ai été bien reçu par mes nouveaux camarades ; on m'a donné à commander une enorme section de 120 hommes ; cela me cause du souci, mais je suis dispensé des gardes et autres services embêtants ; en somme, tant que je suis ici, il ne faut pas me plaindre.
Je n'ai retrouvé ici aucun des camarades de Bourges, car dès leur arrivée ils ont été envoyés dans les 6 régiments de la division et tous sont dans les tranchées depuis une huitaine ; mon arrivée tardive ne vaudra donc de n’aller dans les tranchées que plusieurs semaines après eux. Ils ont été remplacés ici par des sous-officiers qui sont au front depuis 11 mois et qui viennent se refaire en arrière ; ces vétérans de la guerre en ont vu de toutes les couleurs, et ils en racontent long, long ; parmi eux se trouvent un Instituteur de Limoux et 1 de mes anciens élèves de Mâcon ; ns sommes rapidement liés et je les fais parler volontiers. Chose étrange, aucun d'eux ne croit à la possibilité d'une campagne d'hier ; ils sont déprimés, pessimistes, et donnent sur l'état moral de leurs régiments des indications assez décourageantes ; je ne sais encore ce qu'il faut en prendre et en laisser ; mais d'ores et déjà on peut dire que les journaux sont loin de nous faire connaître la vérité ; je n'insiste pas sur ce sujet, et pour cause.
J'ai écrit à Varriot, au 256-, qui est prés de nous ; à Sézanne, à Etang et à vos familles, j'espère recevoir bientôt des lettres.
Aujourd'hui, l'Etat soigne notre menu, on fera un brin la fête, fête un peu amère au fond, et il est temps d'aller surveiller la mise à table de mes 120 poilus ; aussi j'écourte un peu ma lettre en te priant de faire bien des amitiés à père et à Marie, d'embrasser les petits bien tendrement et de garder mes plus affectueux baisers pour toi.
J:Jean Déléage